Anne-Marie Gardinier - Photographic Agency - Paris

Automaton

Automaton – Photomaton – Tautomaton

Texte de Jean Baudrillard

 

A la gène d’être enfermé avec soi-même, fut-ce par consentement mutuel, on réagit tous par la grimace, par la mascarade, comme si on voulait se singer soi-même. Réaction de défense automatique, autophobique, personne n’ayant envie de se livrer tel qu’il est.
Or, le présupposé secret d’une telle « mise en boite » est que l’individu sera d’autant plus « authentique » qu’il sera seul opérateur. Erreur ! Pris dans un circuit intégré, on cherche d’abord à s’en évader (sauf ceux pour qui le retour-image est une routine professionnelle). Au fond, c’est plutôt lui, le photographe, qui cherchant à se dégager de toute responsabilité photographique, invente un dispositif dans lequel l’objet va pouvoir venir se piéger lui-même.
Ce qui est à l’œuvre, c’est le fantasme d’une image absolue. Faire que tout se passe comme si on n’était pas là. Perfection de l’acte photographique. Crime parfait. C’est ainsi qu’on saisira le réel à la gorge, au plus prés : ainsi Luc Delahaye, dans « l’Autre »; photos prises à l’insu des « visés », objectif caché – chasse aux « purs » visages non altérés par la présence de l’Autre.
Et c’est bien là, le malentendu le plus grave. Car justement, à défaut d’une présence de l’autre, d’une présence d’un regard, d’une relation duelle, l’homme n’est même plus ce qu’il est.
Je conçois très bien le rêve d’une isolation totale, expérimentale – tout autour de nous va dans ce sens, et la photographie récente  aussi, qui tend à se constituer en pur et simple écran de réfraction des choses dans leur banalité. Mais je tiens profondément qu’il n’y a pas d’image, de photographie au sens fort du terme – et ne parlons pas d’image « vraie », une image n’est jamais « vraie » – que dans un affrontement, une altération réciproque du sujet et de l’objet. Mettre le sujet entre parenthèse, retirer l’autre du circuit pour laisser l’objet aux prises avec lui-même, apparaît évidemment comme une solution idéale. Sinon qu’alors, l’objet, sans autre regard sur lui-même que le sien (« L’image est au confluent de la lumière venue de l’objet et de celle venue du regard ») va spontanément « s’altérer » lui-même – ce dont les contorsions et les simagrées de l’autophoto sont l’indice (amusant).
C’est toujours le problème crucial de la distance.
Distance du regard de l’autre qui permet à l’image d’exister. Alors que dans le retour-image immédiat, dans le raccourci de soi à soi, on n’a plus le temps (l’espace?) de « s’imaginer », on n’a plus le temps que de s’exposer, de se surexposer et donc, de prendre des poses exagérées.
Etre seul dans la cabine, c’est comme d’être enfermé dans l’appareil photo lui-même, ou de se sentir dévoré par ses propres pixels – et que faire dans la réalité virtuelle, si ce n’est de chercher à en sortir ?
Mais tout cela n’est pas dramatique. L’idée de Denis Rouvre est surtout une expérience provocante, et donc révélatrice.
A l’instantanéité et à la lumière près, c’est le Photomaton déplacé – « L’isoloir de Denis » comme « l’urinoir de Duchamp » – et le talent de Denis se serait réfugié dans ces différences là : la distance du différé, celle du négatif, celle de l’éclairage ?
En tous cas, la photo qui sort de là, est bien celle de la monade individuelle que nous sommes devenus, parfaitement isolée dans son cadre opératique, avec tous ses dispositifs techniques à l’horizon desquels l’autre a disparu – parfaitement régulée et devenue l’ombre d’elle-même.
Chacun devant son ordinateur est dans la même situation :quelque opération qu’il fasse, il est toujours en train de faire son auto-portrait. Il est toujours face à son double virtuel.
Selon le point de vue qu’on prend, on peut donc voir
dans l’autophotomaton une fantaisie technique ou une manipulation perverse  à laquelle on se prête à titre d’illusionniste ou de cobaye.
Ambiguïté donc dans le jeu du sujet et de l’image, mais ambiguïté séduisante.