Texte de Christian Caujolle
Après chaque photographie, il y a un silence. Un autre temps s’installe, dont on connaît mal la nature, qui peut sembler verser l’instant à l’éternité, qui peut nous donner l’illusion du prélèvement de l’infime dans le flux qui s’écoule. Un temps qui nous dit simplement qu’il y eut un avant et que nous sommes après. Que l’avant, définitivement, a disparu. Que nous n’y aurons plus accès. Que restera l’image. Seulement l’image.
Ici, nous sommes après. Dans l’après immédiat, il y eut le tumulte, le chaos. Y compris dans ces images prises d’hélicoptère qui suivaient l’avancement irrémédiable de la vague noire emportant tout sur son passage, broyant, mêlant, projetant les véhicules sur les murs qu’ils défonçaient et transportant comme fétus de paille les grands bateaux à la cime des arbres. Ces images sont devenues des archives. Un jour, peut-être, elles reprendront vie lorsqu’elles seront devenues documents pour l’Histoire. Plus tard, après l’après.
Dans un après moins immédiat que le constat du désastre dans le cadre de l’information un photographe, français, est venu à deux reprises dans la région de Tohoku, là où le tsunami avait dévasté 600 kilomètres de côtes et où les habitants avaient tout perdus. Il est venu voir. Simplement. Photographier ce qu’il voyait. Sans exercice, sans but précis, juste pour avoir le sentiment, à défaut de comprendre, de savoir un peu plus. De là ces deux séries, des paysages, des portraits, carrés et en couleurs. Une attitude photographique aussi. Mais sans manière, sans démonstration, sans aucune de ces tentatives vaines de démontrer quoi que ce soit. Existe une situation, celle entre autres des milliers de déplacés relogés dans des préfabriqués. La voir en face, la montrer, faire savoir.
S’il n’y avait au départ pas de projet précis, il y a bien, à l’arrivée, deux séries dont la cohérence s’articule. Des portraits proches, toujours sur fond noir – comme le négatif de ces portraits dits d’identité et pour lesquels l’administration exige un fond blanc – sur lesquels se détachent des visages aux traits forts, des personnes âgées souvent, fermes face à l’objectif, sans expression que nous puissions nommer. Elles disent simplement qu’elles sont là et ont, courageusement, accepté de poser pour cet étranger dont elles ne savent vraiment ce qu’il fera de leur image. En écho, des paysages, amples, qui respirent, frontaux, dans lesquels le premier plan occupe une partie essentielle de l’image. Il faut pousser son regard au loin, rechercher les signes, qui sont là dans la précision du cadre. C’est donc là, là où d’infimes traces restent à deviner que se déroula l’effrayant spectacle qui tournait en boucle sur les écrans de télévision ? Nous sommes vraiment après.
Dans leur frontalité, dans leur unité de couleur subtile mais sans aucune stridence, les deux séries d’images entretiennent des relations profondes. On pourrait presque parler de portraits de paysage quand bien des visages, ridés, évoquent le travail de la terre – ici, il s’agit de celui du temps, de celui du choc aussi, peut-être -, la façon dont l’homme transforme l’environnement. Le calme et l’équilibre que le carré favorise rendent plus perceptibles la tension, jamais explicite, qui baigne un ensemble plus sensible, mais avec retenue, que psychologique. La pratique reste documentaire, même si elle se refuse à la narration comme à la description et trouve un juste équilibre entre le montrer et le ressentir, entre éprouver et donner à voir.
Tous ceux qui sont allés à Tchernobyl, y compris récemment, parlent du silence qu’ils y ont trouvé. C’est là l’expérience immédiate de l’après du désastre et, pour le transmettre, il faut rester ainsi, sur le fil du rasoir, entre deux séries, en pratiquant deux distances, sans jamais rien forcer, en acceptant de recevoir. On pense aux mots de Akira Yoshimura, au Convoi de l’eau, à La guerre des jours lointains. A ces mots qui se sont élevés pour dire l’après Hiroshima. Alors que nous sommes dans cet après tsunami et Fukushima, la plus grande tragédie écologique et humaine qu’ait connue le Japon depuis la seconde guerre mondiale, des images chuchotent le drame. Après, dans le silence, perdure la douleur.